"Renaître" de Rémi Lange
Renaître, le dernier long métrage de Rémi Lange, est un véritable bijou de cinéma indépendant, un diamant brut où poésie, utopie, émotion et humour se conjuguent avec une rare intelligence. Dès les premières images, le spectateur est immergé dans un univers qui fait preuve d’une inventivité éclatante.
Le film s’affirme comme un conte moral et cruel, mais sa véritable puissance et originalité résident dans sa capacité à faire “renaître la vie” avec ce mélange d’ingéniosité, de fausse ingénuité et de jubilation qui caractérise le cinéma de Rémi Lange. Celui-ci est aussi synonyme de confusion entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction, et la fin ouverte ne déroge pas à cette règle : ce que vit le personnage à l’écran est-il réel ou imaginé ?
Cette œuvre cinématographique dialogue avec l’histoire du cinéma. On y retrouve des résonances avec Fassbinder (Tous les autres s’appellent Ali), Almodóvar dans ses premiers films post-Movida, Guédiguian pour la lucidité et la fraternité mais aussi l’amertume, Rohmer pour la rigueur dans l’improvisation, et Paul Vecchiali pour le réalisme enchanté. Mais Renaître ne se limite pas à ces influences : il possède un souffle singulier et un ton unique, capable de mêler gravité et légèreté, humour et réflexion sociale et politique.Les acteurs sont au cœur de cette réussite. Rose Portes irradie à l’écran et porte le film avec une intensité saisissante. Manuel Blanc et Ivan Mitifiot apportent un mélange de gravité, de drôlerie et de charme qui évoque l’univers de Jacques Demy. Omar, incarné par Herman Kimpo, par ses propos sur le bouddhisme, introduit une dimension philosophique et poétique, à l’image de Jim Jarmusch abordant la physique quantique dans Only Lovers Left Alive. Tous les personnages, même secondaires, sont traités avec humanité et réalisme, rendant chaque interaction crédible et touchante.
L’œuvre aborde des thèmes lourds — le deuil, la solitude, les fractures de la vie — mais avec humour et tendresse. La lumière du Sud baigne le film d’un contraste poétique, tandis que la musique et les chansons apportent un contrepoint joyeux aux moments plus sombres, rappelant le cinéma de Kusturica. Les scènes explorant la sexualité, notamment chez une personne âgée, sont à la fois audacieuses et délicates, apportant une perspective rare et juste sur le désir, la liberté et l’amour à tous les âges. Rose Portes est magistrale et porte avec émotion les séquences les plus sensibles.
Le montage elliptique et alerte de Lange rythme le récit avec précision, allant à l’essentiel et maintenant un flux narratif soutenu sans temps morts. Certaines scènes sont particulièrement mémorables : la nudité douce et émotive de Rose sur son lit, les moments de complicité avec Omar, la scène d’officialisation du PACS, et les interactions où Rose vit son histoire d’amour comme une adolescente jalouse et éplorée, mêlant tendresse, humour et émotion. La mise en avant du cinéma dans le film — notamment à travers le personnage de Rose — souligne que la pratique cinématographique peut être à la portée de tous, donnant au récit une dimension métacinématographique subtile.
Le film comporte également une dimension politique forte. Il montre l’absence de soutien aux migrants, les agressions perpétrées par l’extrême droite, et les rafles étatiques de sans-papiers qui frappent la France contemporaine. Ces éléments, abordés avec justesse et humanité, donnent au film une portée sociale et critique, soulignant l’urgence d’une conscience collective et la nécessité de compassion et de solidarité.
Renaître aborde aussi des questions culturelles et sociales plus larges : l’image positive d’un migrant, la richesse des relations intergénérationnelles et interculturelles, la valorisation des différences humaines, les masques et tromperies à l’intérieur d’un couple. Chaque personnage est traité avec respect et humanité, et le film multiplie les thèmes sans jamais perdre son unité ou sa clarté.
Au final, Renaître est bien plus qu’un simple film : c’est une œuvre salvatrice et nécessaire, qui réenchante le cinéma français, tout en célébrant l’utopie, la poésie et la créativité. Il combine réalisme et enchantement, gravité et humour, sensibilité et inventivité, et invite le spectateur à croire en l’avenir et à célébrer les beautés inattendues de la vie. C’est une véritable renaissance, non seulement pour le réalisateur, mais aussi pour le cinéma indépendant en général, capable de toucher, d’émerveiller et de transformer.
Jacques Cardif
"La fracture" de Catherine Corsini
"La rupture" de Philippe Barassat (parue sur gay-marseille.fr)
« Je ne fais en général des films que sur le cul car c’est pour moi très politique. Les sexualités comme l’art sont des éléments que les pouvoirs craignent énormément. L’amour est un lieu de liberté et de révolution permanente et raconter des histoires d’amour différentes, cela a pour moi toujours un lien fondamental avec la politique » déclare Philippe Barassat au journaliste de Komitid (https://www.komitid.fr/2020/04/22/la-rupture-un-film-inedit-de-philippe-barassat-tourne-en-deux-versions-lune-hetero-lautre-homo/).
D’abord qui est Philippe Barassat ?
Ce quinquagénaire est d’abord LE réalisateur de l’amour fou. Ce briseur de tabous en tous genres s’est fait connaître au début des années 2000 en sortant sa compilation de courts métrages Folle de Rachid de transit sur Mars, des films entre fantasmes sensuels et rêverie kitsch qui, selon Les Inrocks, ont ouvert « une nouvelle voie dans le cinéma français, à mi-chemin entre le kitsch déglingué et le réalisme psychologique ».
Dans cette compilation se distingue Mon copain Rachid, le récit désopilant et tendre d’un petit blanc chétif qui voue un culte au membre viril de son copain maghrébin, un petit bijou qui a valu plusieurs fois l’auteur d’être accusé -à tort- de pédophilie par l’extrême droite française. L’univers barré de Barassat s’est développé avec Le nécrophile, diffusé sur Arte en 2004, racontant une histoire d’amour entre une petite fille et un vieil homme nécrophile et nécrophage, puis avec l’extraordinaire Indésirables, un film en noir et blanc sur la prostitution et l’assistanat sexuel d’handicapés qui, lors de sa sortie en 2015, en a secoué plus d’un dans le milieu bien-pensant du petit cinéma bourgeois bien parisien. La même année, Philippe se distingue aussi comme comédien. C’est d’abord la voix off des films de Valérie Donzelli, une voix unique capable de vous embarquer et de vous envoûter comme celle d’un conteur africain…
Puis on a découvert son corps dès 2015, d’abord dans La promenade du diable de Brigitte Sy et Béatrice de Staël où il joue le rôle d’un psychiatre, puis dans Le chanteur de Rémi Lange où son rôle du client du prostitué nous a offert « une scène jubilatoire » (PINKTV.FR), « la scène de passe la plus hilarante jamais tournée » (vodkaster.com).
En 2019, il apparaît furtivement dans L’œuf dure de Rémi Lange, jouant son propre rôle.

Le 22 avril 2020, il est revenu sur le devant de la scène en tant que réalisateur en offrant gratuitement sur YouTube deux versions de sa même œuvre La rupture (1h37), l’une homo, l’autre hétéro, une première dans l’histoire du cinéma. « Cela m’amusait de voir si le fait de raconter une histoire d’amour entre deux femmes d’un côté et un couple « traditionnel » de l’autre changeait vraiment les choses » explique-t-il sur Komitid (https://www.komitid.fr/2020/04/22/la-rupture-un-film-inedit-de-philippe-barassat-tourne-en-deux-versions-lune-hetero-lautre-homo/).
Dans un style formel qui change radicalement de ses autres films, Philippe Barassat nous raconte l’histoire d’une jeune femme, Marie-Louise, la vingtaine, qui quitte Jean, un.e écrivain.e bien plus âgé.e qu’elle, incarné.e selon les versions par les extraordinaires Jean-Christophe Bouvet et Béatrice de Staël. La différence d’âge, déjà traitée dans Le nécrophile réapparaît dans ce film, mais ce n’est pas le sujet qui préoccupe désormais Philippe Barassat.
Il s’agit ici plutôt d’un marivaudage moderne destiné à nous faire réfléchir sur la perte de l’être aimé. Mais l’émotion est aussi au rendez-vous : on sera tour à tour ébloui, amusé et ému aux larmes par ces dialogues ciselés à la Sacha Guitry et cette histoire somme toute universelle.
Le sexe et la sexualité des protagonistes changent-ils quelque chose à cette rupture amoureuse ? Selon le réalisateur, il n’en n’est rien : « en fait, après y avoir réfléchi, curieusement, cela ne tient pas au genre, au fait que le couple soit hétéro ou gay. » (Komitid).
A vous de vous faire votre propre comparaison en visionnant les deux versions…
Notons que le visionnage des deux films est aussi l’occasion de mettre en lumière la puissance du jeu du comédien : il nous montre comment un acteur ou une actrice peut s’approprier un rôle, le modeler à sa sensibilité et ainsi faire pencher le texte et le film tout entier dans une tonalité que l’auteur ne pouvait imaginer en écrivant son scénario.
Une version de La rupture pourra paraître fantaisiste, l’autre vous semblera plus dramatique, plus froide peut-être. Jean serait soit un être ambivalent, jouant entre le sarcasme et l’émotion pure, soit un être vulnérable, meurtri…
Au niveau formel, l’aspect « théâtre filmé » du film (surtout de la longue première scène) pourra en rebuter certains… qui le trouveront également trop « bavard ». D’abord ce côté « théâtre filmé » est entièrement justifié par les mots et les situations des personnages… Jean reproche au comportement de Marie-Louise de n’être que du théâtre : « le théâtre, c’est tout vous, c’est tellement vous, votre sens de la scène. » La jeune femme lui répond alors : « vous m’accusez de théâtre alors que ce que vous dites en est du plus mauvais. »
Un dialogue qui fait écho aux mots fameux de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre, – Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs.
– Chacun y joue successivement les différents rôles – D’un drame en sept âges. »
Par ailleurs, la volonté d’inonder les oreilles du spectateur par un flux de paroles qui pourront sembler prétentieuses, dignes d’une pièce de théâtre pompeuse du 17ème siècle, est en fait destinée à créer subtilement un constat vitriolé des modes de vie d’une certaine bourgeoisie intello, celle qui se délecte d’effusions verbales très littéraires, mettant forcément à distance le langage ordinaire du peuple…
Pour finir, saluons le premier grand rôle au cinéma de la très belle Alka Balbir, une chanteuse déjantée – elle a notamment travaillé avec Benjamin Biolay et Philippe Katerine– qui a écumé les seconds rôles dans des films d’auteur comme Gaz de France de Benoît Forgeard ou Ouvert la nuit d’Edouard Baer.

Avec une mélodie des mots qui évoque celle de l’excellente actrice Brigitte Bardot, sa prestation remarquable ne peut que nous faire fondre. Vous l’avez compris, on se saurait trop vous recommander de prendre le temps de goûter à cette expérience unique proposée par Philippe Barassat, de savourer cette œuvre multiforme empreinte de poésie, totalement libre (le film se termine d’ailleurs par la formidable chanson d’Elisa Point « Libre »), une œuvre qui nous apprend à épouser calmement le parti-pris d’un auteur, aussi radical soit-il.
Jacques Cardif



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